lundi 16 décembre 2019

URGENCE CHILI : HALTE AUX VIOLATIONS DES DROITS DE L'HOMME !



Après l'explosion de colère sociale du 18 octobre dernier, "Au Chili, on torture, on viole, on tue". C'est ainsi que la chanteuse chilienne, Mon Laferte, a décrit la situation du pays, lors de la cérémonie des prix des Grammy's Latino, en ouvrant son manteau sur le tapis rouge pour dévoiler ses seins nus et montrer son message de protestation. Au Chili, "la violation des Droits de l'Homme est généralisée et systématique" (Amnesty International) et les "membres de la police nationale (Carabiniers) ont commis de graves violations des Droits de l'Homme" (Human Rights Watch). C'est ainsi que, dans leurs rapports respectifs, étayés de vidéos et présentés dans des conférences de presse, les organisations de défense des Droits de l'Homme, Amnesty International et Human Rights Watch, ont condamné le gouvernement pour la grave situation qui traverse le pays.


Le "Grand Réveil" des Chiliens, le 18 octobre dernier, a conduit le peuple dans la rue. Avec des gigantesques marches de protestation, celui-ci a mis en cause la classe politique et l'héritage de la dictature civico-militaire de Pinochet.

En synthèse, la révolte porte sur deux aspects essentiels : d'une part, sur le plan politique, elle vise la Constitution en vigueur dans le pays depuis 1980, imposée sous la dictature, et d'autre part, sur le plan économique, le modèle ultra libéral imposé à partir de 1975, lors de la visite au Chili de Milton Friedman. Ce dernier a fourni personnellement à Pinochet la recette économique en vue de son application immédiate. Les "Chicago Boys", des chiliens formés aux Etats Unis, ont eu l'exclusivité de l'application du modèle économique ultra libéral. C'est ainsi que le Chili de Pinochet s'est transformé en un grand laboratoire destiné à expérimenter les théories du professeur Friedman (prix Nobel de l’économie en 1976). La santé, l'éducation, ainsi que la réforme du système des retraites en ont constitué les pires conséquences sociales. Ce modèle ultra libéral sera instauré, plus tard, aux Etats-Unis sous l'administration Reagan (1981-1989), et en Angleterre, avec Madame Thatcher (1979-1990), "La Dame de Fer". Il est actuellement mis en œuvre dans plusieurs pays.

Avec Pinochet à sa tête, le peuple chilien a vécu pendant 17 ans sous la botte des militaires, et cela a été l'une des périodes les plus noires et les plus sanglantes de l’histoire du pays. Immense tragédie qui a marqué au plus profond l’âme chilienne, victime d'un terrorisme d'Etat responsable de milliers des morts, de disparus, de prisonniers politiques, de personnes torturées et d’exilés. Cette catastrophe a été connue par le monde entier.

Après la période dictatoriale, Chili a vécu pendant trente années sous une "démocratie « sous tutelle », définie par Pinochet, avec une classe politique qui a conclu un pacte secret avec les militaires afin d'ouvrir une période de transition indéfinie sous une chape d'impunité protégeant les auteurs des crime contre l’humanité. La nouvelle classe politique a eu pour mission de légitimer et d’approfondir le modèle ultra libéral et de conserver l'essentiel de la Constitution de 1980, qui est devenue une camisole de force imposée au peuple, tandis que les politiciens de tout poil ont fini par l'accepter comme s'ils avaient été domestiqués.

Cette période de trente années a généré une société considérablement inégalitaire, marquée d'une nette injustice sociale, dans laquelle une infime minorité de puissants entrepreneurs contrôlent et cumulent la richesse produite par le pays. Ce sont eux qui soudoient la classe politique et les institutions de l'Etat afin que le modèle économique ne change pas, continuant, de ce fait, à créer de l'inégalité. La corruption et les fraudes fiscales sont une variable constante, phénomène devenu banalité, avec des militaires de haut rang des Forces armées et des Carabiniers poursuivis par la justice.

Les classes moyennes ont pu survivre grâce à l'endettement que leur permet un système de cartes de crédit avec lesquelles ils peuvent acheter des médicaments, des vêtements et couvrir les dépenses d'alimentation. Les étudiants qui ont pu entreprendre des études universitaires restent endettés pour des décennies, ainsi que leurs familles. Les retraités survivent avec des pensions modestes et misérables. Selon des estimations faites par la "Fondation Sol", 50% des retraités ont perçu en 2018 une pension mensuelle d'environ 50.000 pesos (60 euros). Et comme les pensions sont si faibles, l'Etat doit les compléter par le fameux "apport prévisionnel solidaire" (APS). Mais même ainsi, les pensions sont loin d’atteindre les salaires minimum mensuels d'un montant de 301.000 pesos (360 euros).

Et la plupart des chiliens, notamment les classes les plus défavorisées, se trouvent en état d’asphyxie dans une société inégalitaire marquée depuis longtemps d’une grande injustice sociale. Les trente pesos d’augmentation du prix du ticket du métro ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les étudiants se sont déclarés en rébellion et ont allumé la mèche de l'explosion sociale, comme cela s’est produit en France le 17 novembre 2018, lorsque l’augmentation du prix de l'essence a fait apparaître le mouvement des Gilets Jaunes qui continue de se manifester aujourd'hui.

La crise.


Le Président Piñera ne les a pas entendus et il s'est refusé à satisfaire les demandes légitimes des étudiants et du mouvement social. Les exactions, la violence exercée par l'appareil répressif de l'Etat sont de sa responsabilité directe. Avec une cécité incroyable, il a répondu en déclarant de façon abrupte "Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant …" et pour gagner sa "guerre", il a décrété l'état d'urgence, le couvre-feu et il a sorti, une nouvelle fois, les militaires dans la rue.

Il est fort probable que la famille Piñera soit encore imprégnée dans ses gènes du "virus dictatorial". Le Président Piñera a défendu ardemment le dictateur Pinochet quand il a été arrêté à Londres en 1998 ; son oncle, Bernardino Piñera, l'ancien évêque de l'Araucanie, a voyagé en Italie pour défendre le procureur militaire Alfonse Podlech, accusé de la disparition d'un citoyen italo-chilien ; son frère, José Piñera a été le ministre du travail de Pinochet et le responsable de la réforme des retraites par capitalisation. La famille Piñera a effectivement joué un rôle important sous la dictature de Pinochet. Le Président a constitué sa fortune à cette époque et il figure actuellement dans la catégorie des « ultra-riches » du Chili, selon le classement 2019 du magazine Forbes.

Aujourd'hui, les jeunes lycéens chiliens sortent à nouveau dans la rue pour protester avec la colère et la rébellion qui caractérise la jeunesse, ce qui a suscité une prise de conscience politique considérable. Ils n'ont pas peur, ils sont courageux ; ils ont la chance de ne pas avoir connu la noire et sinistre répression des années de plomb de la dictature civico-militaire de Pinochet. Ce sont ces jeunes qui ont payé et continuent de payer le prix le plus fort de la brutale répression exercée par le gouvernement de Piñera. L'actuel Président sait en effet très bien ce qu'ont été les violations des Droits de l'Homme au Chili.

Pendant les premières semaines de l'explosion sociale, le déclenchement de la répression a donné lieu à d'innombrables violations des droits fondamentaux commises par les forces policières et militaires. Dans le pays, la pression sociale et celle des organisations internationales des Droits de l'Homme ont obligé le gouvernement à lever l'état d'urgence et à renvoyer les militaires dans leurs casernes. En même temps, il a initié une série de manœuvres avec la classe politique pour faire approuver un "Accord pour la paix et une nouvelle Constitution", en lançant un processus de débats dans les "cabildos" et les assemblées citoyennes. Tout cela avec l'objectif d’étouffer l'explosion sociale, et en maintenant, parallèlement, la répression à un haut niveau.

La répression.

  
Resumen.cl

Cambio21.cl
Dans les décennies précédentes, au Chili, les mobilisations relatives aux demandes territoriales du peuple Mapuche ont été criminalisées et réprimées avec une grande brutalité, y compris en occupant de façon permanente le territoire de leurs communautés. Une police militarisée et spécialisée a été créée et perfectionnée en Colombie (le Commando Jungla) avec de l'armement et du matériel moderne. Dans leurs pratiques, ces forces policières ont systématiquement violé les droits de l'Homme, avec pour tragique résultat l’assassinat de plusieurs Mapuches, l’incarcération de plusieurs dizaines de prisonniers politiques Mapuches, en attente de procès ou condamnés, et l’occupation du territoire des communautés soumis à un siège constant. 

Il faut rappeler que le mouvement des étudiants chiliens s'était déjà exprimé auparavant. En 2006, sous le gouvernement de la Présidente Bachelet, ce sont les lycéens qui étaient sortis dans la rue pour protester, lors de ce qui a été appelé la "révolte des Pingouins" (allusion à leurs tenues en bleu). Plus tard, en 2011, pendant le premier gouvernement de Piñera, ce sont les étudiants universitaires qui étaient dans la rue pour protester contre le système éducatif, en dénonçant, entre autres, le coût financier excessif des études. Ces protestations étudiantes n'ont pas été écoutées par les gouvernements en place et ont été férocement réprimées. Pour sa part, le mouvement féministe a fait une démonstration de force le 8 mars dernier. Mais personne n'a imaginé que tout cela constituait l'alerte sociale qui annonçait, déjà, le surgissement d'un mouvement social inédit et historique, celui du 18 octobre 2019. 

Aujourd'hui, dans cette nouvelle situation, les forces spéciales des Carabiniers (FFEE) jouent un rôle prépondérant dans la répression du mouvement social dont les principales expressions de protestation ont été les manifestations persistantes et massives qui se déroulent, depuis plus de 50 jours, tant à Santiago que dans les régions.



 LES VIOLATIONS DES DROITS DE L'HOMME PENDANT L'EXPLOSION SOCIALE.

Les violations des Droits de l’Homme ont atteint un niveau similaire à celles qui ont été perpétrées pendant la dictature civico-militaire. Beaucoup de gens ont été surpris, car ils croyaient, qu’en raison du temps écoulé depuis lors, les méthodes répressives et les "protocoles" de la police, étaient dépassés. La réalité est toute autre, car elle témoigne d’une situation catastrophique et grave, décrite par les organisations nationales et internationale des Droits de l'Homme qui enquêtent actuellement sur les exactions commises par les forces policières et militaires. Des rapports accablants et des informations importantes ont été fournis par Amnesty International, Human Rights Watch (HRW), la Croix Rouge Internationale et la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH). Un autre rapport, celui de l'ONU est attendu pour les prochaines semaines. Une institution chilienne, en théorie autonome et indépendante des pouvoirs de l'Etat, l'Institut des Droits de l'Homme (INDH) fait aussi connaître des rapports réguliers sur ses enquêtes.

Ces rapports ont en commun le constat d’une violence démesurée, brutale, même si pour HRW et l'INDH, celle-ci n'est pas systématique, ce qui a pourtant été clairement établi par Amnesty International et la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme. Les informations fournies par l'INDH ont été également mises en cause, il y a deux semaines, par la Croix Rouge Internationale qui a signalé que les chiffres fournis par cet Institut étaient inférieurs à ceux dont elle disposait.

Au 6 décembre 2019, on recensait 26 morts, dont 7 du fait des agents de l’Etat ; 352 personnes victimes de lésions oculaires dont 331 présentent des traumatismes aux yeux et 21 ont souffert de l'éclatement ou de la perte du globe oculaire. Un étudiant, Gustavo Gatica, et une femme, Fabiola Campillay, ont perdu la vision des deux yeux, à cause de tirs sur leurs visages de cartouches contenant du plomb et de grenades lacrymogènes. La barbarie et la sauvagerie des Carabiniers et des forces armées est inqualifiable.

 Selon le Ministère Public (Fiscalía Nacional), 35 592 personnes ont été soumises à des « audiences de contrôle de détention » (ACD) pour divers délits, entre le 18 octobre et le 29 novembre. Le total des personnes mises en accusations est de 23 449, dont 2 537 ont été placées en détention préventive (par décision des tribunaux). L'INDH signale 1 383 cas de violations des droits des personnes détenues, incluant la torture, l'usage excessif de la force, parmi lesquelles on relève 192 cas de violence sexuelle (concernant, pour la plupart, des femmes). La Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme a signalé 12 562 personnes blessées et soignées dans des services d'urgence, et l'INDH a constaté 3 449 personnes blessées dans des hôpitaux.

Pour ce qui concerne les lésions oculaires, le Chili a battu le triste record de la planète, car ce chiffre n’a été atteint dans aucun autre pays où se déroulent des conflits similaires (en France on enregistre 23 cas). Le nombre de personnes torturées est également alarmant et ceci démontre le caractère systématique des exactions commises par la police dans les commissariats, dans des locaux des stations des métros, et dans la rue, comme cela a été signalé par des témoins et des personnes qui ont pu filmer les faits. La CIDH fait part des dénonciations qu'elle a reçues concernant les exactions commises dans le quartier de Lo Hermida : violentes perquisitions, destructions de maisons, détentions illégales, obstruction à la justice et tortures perpétrées dans le commissariat du secteur. Le Ministère Public a pour sa part, ouvert 2 670 enquêtes pénales contre les forces de sécurité, dont 422 victimes sont des enfants ou des adolescents.


Ces informations portent sur seulement un mois de répression des forces policières et il faut remarquer que les renseignements relatifs aux personnes détenues n'ont pas été obtenus facilement. Plusieurs commissariats de Santiago ont refusé, sans justification, de répondre aux institutions des Droits de l'Homme. Les recommandations des institutions sont diverses. Elles vont d’une révision des possibilités d’arrestation dans le cadre de contrôles d’identité, de l’investigation et des sanctions visant les responsables d’exactions, de la « réforme » de l’institution des Carabiniers jusqu’au changement du type d’armes et de munitions utilisées lors de l’affrontement avec les manifestants. Mais ces dernières, comme les chevrotines, le recours au gaz poivré et à l’eau contaminée chimiquement, continuent d’être utilisées en dépit de ces recommandations.

En réponse à cette crise, le gouvernement et ses parlementaires dévoués ont essayé d'obtenir du Parlement l'approbation de lois liberticides qui bafouent le droit de manifester et le droit de réunion (lois anti-saccages, anti-barricades, anti-cagoules, « anti-occupations »). A ceci s’ajoute un projet de loi permettant de recourir aux forces armées lorsqu’il s’agit de protéger des « infrastructures critiques ». La CIDH a rappelé au gouvernement "que conformément aux standards interaméricains, l'ordre public et la sécurité citoyenne doivent, en priorité, être réservés aux corps de policiers civiles". En résumé, ce conglomérat de lois et de projets de loi configure un état policier, l’antichambre d'une dictature où les libertés essentielles sont bafouées et l'exercice des Droits de l'Homme réduit au strict minimum. Ces lois ont été rapidement approuvées par la majorité présidentielle et, fait particulier, avec les voix de la plupart des députés de "gauche". Seule une infime partie de ces derniers s’est prononcée contre. Le pays a bien changé …

Pour consolider, encore davantage, ce cadre répressif, le Président a également lancé un appel international à l'assistance technique en matière de répression et sollicité la France, l'Angleterre et l'Espagne. Il faut remarquer qu’il y a peu de temps, le gouvernement avait, déjà effectué le même type de demande à la Colombie, laquelle a contribué à former un dispositif qui s'est nettement distingué dans la répression des communautés Mapuche dans l'Araucanie, le fameux "Commando Jungla". Selon des déclarations récentes, la France a refusé son concours. Enfin le gouvernement vient de faire un joli cadeau de Noël à la section répressive de Carabiniers avec l'acquisition de matériel de guerre moderne.

Depuis le début du conflit, le gouvernement s’est abstenu de respecter les obligations des traités internationaux sur les violations des Droits de l'Homme que le Chili a ratifié. Il vient d’ailleurs de rejeter le rapport d'Amnesty International, comme l'institution des Carabiniers vient de rejeter celui de Human Rights Watch, en refusant de se conformer aux recommandations de ces organisations et en se limitant à de vagues promesses sur une éventuelle réforme des Carabiniers et une amélioration des "protocoles". Ceci n'est pas un problème de hiérarchie institutionnelle, ni de méthode. C'est un problème de fond, car il s'agit de supprimer l'actuelle institution et d'en créer une autre, en redéfinissant son rôle dans la société. Aujourd'hui, la répression continue avec de multiples cas de violations systématiques de Droits de l'Homme, mais elle est maintenant soutenue par les lois liberticides approuvées récemment pat la Chambre des députés chilienne.

L’adoption d’une nouvelle Constitution est absolument indispensable pour effectuer de profonds changements et traiter d'autres questions en relation avec les Droits de l'Homme. Mais celle-ci doit être réellement démocratique, tant dans son contenu que dans son mécanisme de définition. Il appartiendra au peuple souverain de la mettre en œuvre.

Carlos Lopez Fuentes / Hector Zavala Leiva
Collectif Droits de l'Homme au Chili (France-Loi 1901)
10 décembre 2019.