Après l'explosion de
colère sociale du 18 octobre dernier, "Au Chili, on torture, on viole,
on tue". C'est ainsi que
la chanteuse chilienne, Mon Laferte, a décrit la situation du pays, lors de la cérémonie des
prix des Grammy's Latino, en ouvrant son manteau sur le tapis rouge pour
dévoiler ses seins nus et montrer son message de protestation. Au Chili, "la
violation des Droits de l'Homme est généralisée et systématique" (Amnesty
International) et les "membres
de la police nationale (Carabiniers) ont commis de graves violations des Droits
de l'Homme" (Human
Rights Watch). C'est ainsi
que, dans leurs rapports respectifs, étayés de vidéos et présentés dans des
conférences de presse, les organisations de défense des Droits de l'Homme,
Amnesty International et Human Rights Watch, ont
condamné le gouvernement pour la grave situation qui traverse le pays.
Le "Grand
Réveil" des Chiliens, le 18 octobre dernier, a conduit le peuple dans la
rue. Avec des gigantesques marches de protestation, celui-ci a mis en cause la
classe politique et l'héritage de la dictature civico-militaire de Pinochet.
En synthèse, la révolte
porte sur deux aspects essentiels : d'une part, sur le plan politique,
elle vise la Constitution en vigueur dans le pays depuis 1980, imposée sous la
dictature, et d'autre part, sur le plan économique, le modèle ultra libéral
imposé à partir de 1975, lors de la visite au Chili de Milton Friedman. Ce
dernier a fourni personnellement à Pinochet la recette économique en vue de son
application immédiate. Les "Chicago Boys", des chiliens formés aux
Etats Unis, ont eu l'exclusivité de l'application du modèle économique ultra
libéral. C'est ainsi que le Chili de Pinochet s'est transformé en un grand
laboratoire destiné à expérimenter les théories du professeur Friedman (prix
Nobel de l’économie en 1976). La santé, l'éducation, ainsi que la réforme du
système des retraites en ont constitué les pires conséquences sociales. Ce
modèle ultra libéral sera instauré, plus tard, aux Etats-Unis sous
l'administration Reagan (1981-1989), et en Angleterre, avec Madame Thatcher
(1979-1990), "La Dame de Fer". Il est actuellement mis en œuvre dans
plusieurs pays.
Avec Pinochet à sa tête,
le peuple chilien a vécu pendant 17 ans sous la botte des militaires, et cela a
été l'une des périodes les plus noires et les plus sanglantes de l’histoire du
pays. Immense tragédie qui a marqué au plus profond l’âme chilienne, victime
d'un terrorisme d'Etat responsable de milliers des morts, de disparus, de
prisonniers politiques, de personnes torturées et d’exilés. Cette catastrophe a
été connue par le monde entier.
Après la période
dictatoriale, Chili a vécu pendant trente années sous une "démocratie
« sous tutelle », définie par Pinochet, avec une classe politique qui
a conclu un pacte secret avec les militaires afin d'ouvrir une période de
transition indéfinie sous une chape d'impunité protégeant les auteurs des crime
contre l’humanité. La nouvelle classe politique a eu pour mission de légitimer
et d’approfondir le modèle ultra libéral et de conserver l'essentiel de la Constitution
de 1980, qui est devenue une camisole de force imposée au peuple, tandis que
les politiciens de tout poil ont fini par l'accepter comme s'ils avaient été
domestiqués.
Cette période de trente
années a généré une société considérablement inégalitaire, marquée d'une nette
injustice sociale, dans laquelle une infime minorité de puissants entrepreneurs
contrôlent et cumulent la richesse produite par le pays. Ce sont eux qui
soudoient la classe politique et les institutions de l'Etat afin que le modèle
économique ne change pas, continuant, de ce fait, à créer de l'inégalité. La
corruption et les fraudes fiscales sont une variable constante, phénomène
devenu banalité, avec des militaires de haut rang des Forces armées et des
Carabiniers poursuivis par la justice.
Les classes moyennes ont
pu survivre grâce à l'endettement que leur permet un système de cartes de
crédit avec lesquelles ils peuvent acheter des médicaments, des vêtements et
couvrir les dépenses d'alimentation. Les étudiants qui ont pu entreprendre des
études universitaires restent endettés pour des décennies, ainsi que leurs
familles. Les retraités survivent avec des pensions modestes et misérables.
Selon des estimations faites par la "Fondation Sol", 50% des
retraités ont perçu en 2018 une pension mensuelle d'environ 50.000 pesos (60
euros). Et comme les pensions sont si faibles, l'Etat doit les compléter par le
fameux "apport prévisionnel solidaire" (APS). Mais même ainsi, les pensions
sont loin d’atteindre les salaires minimum mensuels d'un montant de 301.000
pesos (360 euros).
Et la plupart des
chiliens, notamment les classes les plus défavorisées, se trouvent en état
d’asphyxie dans une société inégalitaire marquée depuis longtemps d’une grande
injustice sociale. Les trente pesos d’augmentation du prix du ticket du métro
ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les étudiants se sont
déclarés en rébellion et ont allumé la mèche de l'explosion sociale, comme cela
s’est produit en France le 17 novembre 2018, lorsque l’augmentation du prix de
l'essence a fait apparaître le mouvement des Gilets Jaunes qui continue de se
manifester aujourd'hui.
La crise.
Le Président Piñera ne
les a pas entendus et il s'est refusé à satisfaire les demandes légitimes des
étudiants et du mouvement social. Les exactions, la violence exercée par
l'appareil répressif de l'Etat sont de sa responsabilité directe. Avec une cécité
incroyable, il a répondu en déclarant de façon abrupte "Nous sommes en
guerre contre un ennemi puissant …" et pour gagner sa "guerre",
il a décrété l'état d'urgence, le couvre-feu et il a sorti, une nouvelle fois,
les militaires dans la rue.
Il est fort probable que
la famille Piñera soit encore imprégnée dans ses gènes du "virus
dictatorial". Le Président Piñera a défendu ardemment le dictateur
Pinochet quand il a été arrêté à Londres en 1998 ; son oncle, Bernardino
Piñera, l'ancien évêque de l'Araucanie, a voyagé en Italie pour défendre le
procureur militaire Alfonse Podlech, accusé de la disparition d'un citoyen
italo-chilien ; son frère, José Piñera a été le ministre du travail de Pinochet
et le responsable de la réforme des retraites par capitalisation. La famille
Piñera a effectivement joué un rôle important sous la dictature de Pinochet. Le
Président a constitué sa fortune à cette époque et il figure actuellement dans
la catégorie des « ultra-riches » du Chili, selon le classement 2019
du magazine Forbes.
Aujourd'hui, les jeunes
lycéens chiliens sortent à nouveau dans la rue pour protester avec la colère et
la rébellion qui caractérise la jeunesse, ce qui a suscité une prise de
conscience politique considérable. Ils n'ont pas peur, ils sont courageux ; ils
ont la chance de ne pas avoir connu la noire et sinistre répression des années
de plomb de la dictature civico-militaire de Pinochet. Ce sont ces jeunes qui
ont payé et continuent de payer le prix le plus fort de la brutale répression
exercée par le gouvernement de Piñera. L'actuel Président sait en effet très
bien ce qu'ont été les violations des Droits de l'Homme au Chili.
Pendant les premières
semaines de l'explosion sociale, le déclenchement de la répression a donné lieu
à d'innombrables violations des droits fondamentaux commises par les forces
policières et militaires. Dans le pays, la pression sociale et celle des
organisations internationales des Droits de l'Homme ont obligé le gouvernement
à lever l'état d'urgence et à renvoyer les militaires dans leurs casernes. En
même temps, il a initié une série de manœuvres avec la classe politique pour
faire approuver un "Accord pour la paix et une nouvelle
Constitution", en lançant un processus de débats dans les
"cabildos" et les assemblées citoyennes. Tout cela avec l'objectif
d’étouffer l'explosion sociale, et en maintenant, parallèlement, la répression
à un haut niveau.
La répression.
Dans les décennies
précédentes, au Chili, les mobilisations relatives aux demandes territoriales
du peuple Mapuche ont été criminalisées et réprimées avec une grande brutalité,
y compris en occupant de façon permanente le territoire de leurs communautés.
Une police militarisée et spécialisée a été créée et perfectionnée en Colombie
(le Commando Jungla) avec de l'armement et du matériel moderne. Dans leurs
pratiques, ces forces policières ont systématiquement violé les droits de
l'Homme, avec pour tragique résultat l’assassinat de plusieurs Mapuches,
l’incarcération de plusieurs dizaines de prisonniers politiques Mapuches, en
attente de procès ou condamnés, et l’occupation du territoire des communautés
soumis à un siège constant.
Il faut rappeler que le
mouvement des étudiants chiliens s'était déjà exprimé auparavant. En 2006, sous le gouvernement de
la Présidente Bachelet, ce sont les lycéens qui étaient sortis dans la rue pour
protester, lors de ce qui a été appelé la "révolte des Pingouins"
(allusion à leurs tenues en bleu). Plus tard, en 2011, pendant le premier
gouvernement de Piñera, ce sont les étudiants universitaires qui étaient dans
la rue pour protester contre le système éducatif, en dénonçant, entre autres,
le coût financier excessif des études. Ces protestations étudiantes n'ont pas
été écoutées par les gouvernements en place et ont été férocement réprimées.
Pour sa part, le mouvement féministe a fait une démonstration de force le 8
mars dernier. Mais personne n'a imaginé que tout cela constituait l'alerte
sociale qui annonçait, déjà, le surgissement d'un mouvement social inédit et
historique, celui du 18 octobre 2019.
Aujourd'hui, dans cette nouvelle situation, les
forces spéciales des Carabiniers (FFEE) jouent un rôle prépondérant dans la
répression du mouvement social dont les principales expressions de protestation
ont été les manifestations persistantes et massives qui se déroulent, depuis
plus de 50 jours, tant à Santiago que dans les régions.
Les violations des Droits de l’Homme ont atteint un niveau similaire à celles qui ont été perpétrées pendant la dictature civico-militaire. Beaucoup de gens ont été surpris, car ils croyaient, qu’en raison du temps écoulé depuis lors, les méthodes répressives et les "protocoles" de la police, étaient dépassés. La réalité est toute autre, car elle témoigne d’une situation catastrophique et grave, décrite par les organisations nationales et internationale des Droits de l'Homme qui enquêtent actuellement sur les exactions commises par les forces policières et militaires. Des rapports accablants et des informations importantes ont été fournis par Amnesty International, Human Rights Watch (HRW), la Croix Rouge Internationale et la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH). Un autre rapport, celui de l'ONU est attendu pour les prochaines semaines. Une institution chilienne, en théorie autonome et indépendante des pouvoirs de l'Etat, l'Institut des Droits de l'Homme (INDH) fait aussi connaître des rapports réguliers sur ses enquêtes.
Ces rapports ont en commun le constat d’une violence démesurée, brutale, même si pour HRW et l'INDH, celle-ci n'est pas systématique, ce qui a pourtant été clairement établi par Amnesty International et la Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme. Les informations fournies par l'INDH ont été également mises en cause, il y a deux semaines, par la Croix Rouge Internationale qui a signalé que les chiffres fournis par cet Institut étaient inférieurs à ceux dont elle disposait.
Au 6 décembre 2019, on recensait 26 morts, dont 7 du fait des agents de l’Etat ; 352 personnes victimes de lésions oculaires dont 331 présentent des traumatismes aux yeux et 21 ont souffert de l'éclatement ou de la perte du globe oculaire. Un étudiant, Gustavo Gatica, et une femme, Fabiola Campillay, ont perdu la vision des deux yeux, à cause de tirs sur leurs visages de cartouches contenant du plomb et de grenades lacrymogènes. La barbarie et la sauvagerie des Carabiniers et des forces armées est inqualifiable.
Selon le Ministère Public (Fiscalía Nacional), 35 592 personnes ont été soumises à des « audiences de contrôle de détention » (ACD) pour divers délits, entre le 18 octobre et le 29 novembre. Le total des personnes mises en accusations est de 23 449, dont 2 537 ont été placées en détention préventive (par décision des tribunaux). L'INDH signale 1 383 cas de violations des droits des personnes détenues, incluant la torture, l'usage excessif de la force, parmi lesquelles on relève 192 cas de violence sexuelle (concernant, pour la plupart, des femmes). La Commission Interaméricaine des Droits de l'Homme a signalé 12 562 personnes blessées et soignées dans des services d'urgence, et l'INDH a constaté 3 449 personnes blessées dans des hôpitaux.
Pour ce qui concerne les lésions oculaires, le Chili a battu le triste record de la planète, car ce chiffre n’a été atteint dans aucun autre pays où se déroulent des conflits similaires (en France on enregistre 23 cas). Le nombre de personnes torturées est également alarmant et ceci démontre le caractère systématique des exactions commises par la police dans les commissariats, dans des locaux des stations des métros, et dans la rue, comme cela a été signalé par des témoins et des personnes qui ont pu filmer les faits. La CIDH fait part des dénonciations qu'elle a reçues concernant les exactions commises dans le quartier de Lo Hermida : violentes perquisitions, destructions de maisons, détentions illégales, obstruction à la justice et tortures perpétrées dans le commissariat du secteur. Le Ministère Public a pour sa part, ouvert 2 670 enquêtes pénales contre les forces de sécurité, dont 422 victimes sont des enfants ou des adolescents.
Ces informations portent
sur seulement un mois de répression des forces policières et il faut remarquer
que les renseignements relatifs aux personnes détenues n'ont pas été obtenus
facilement. Plusieurs commissariats de Santiago ont refusé, sans justification,
de répondre aux institutions des Droits de l'Homme. Les recommandations des institutions sont diverses. Elles vont d’une
révision des possibilités d’arrestation dans le cadre de contrôles d’identité,
de l’investigation et des sanctions visant les responsables d’exactions, de la
« réforme » de l’institution des Carabiniers jusqu’au changement
du type d’armes et de munitions utilisées lors de l’affrontement avec les manifestants.
Mais ces dernières, comme les chevrotines, le recours au gaz poivré et à l’eau
contaminée chimiquement, continuent d’être utilisées en dépit de ces
recommandations.
En réponse à cette crise, le gouvernement et ses parlementaires dévoués
ont essayé d'obtenir du Parlement l'approbation de lois liberticides qui
bafouent le droit de manifester et le droit de réunion (lois anti-saccages,
anti-barricades, anti-cagoules, « anti-occupations »). A ceci
s’ajoute un projet de loi permettant de recourir aux forces armées lorsqu’il
s’agit de protéger des « infrastructures critiques ». La CIDH a
rappelé au gouvernement "que conformément aux standards interaméricains,
l'ordre public et la sécurité citoyenne doivent, en priorité, être réservés aux
corps de policiers civiles". En résumé, ce conglomérat de lois et de projets de loi configure un état policier,
l’antichambre d'une dictature où les libertés essentielles sont bafouées et
l'exercice des Droits de l'Homme réduit au strict minimum. Ces lois ont été
rapidement approuvées par la majorité présidentielle et, fait particulier, avec
les voix de la plupart des députés de "gauche". Seule une infime partie de ces derniers s’est
prononcée contre. Le pays a bien changé …
Pour consolider, encore
davantage, ce cadre répressif, le Président a également lancé un appel
international à l'assistance technique en matière de répression et sollicité la
France, l'Angleterre et l'Espagne. Il faut remarquer qu’il y a peu de temps, le
gouvernement avait, déjà effectué le même type de demande à la Colombie,
laquelle a contribué à former un dispositif qui s'est nettement distingué dans
la répression des communautés Mapuche dans l'Araucanie, le fameux
"Commando Jungla". Selon des déclarations récentes, la France a
refusé son concours. Enfin le gouvernement vient de faire un joli cadeau de
Noël à la section répressive de Carabiniers avec l'acquisition de matériel de
guerre moderne.
Depuis le début du
conflit, le gouvernement s’est abstenu de respecter les obligations des traités
internationaux sur les violations des Droits de l'Homme que le Chili a
ratifié. Il vient d’ailleurs de rejeter le rapport d'Amnesty International,
comme l'institution des Carabiniers vient de rejeter celui de Human Rights
Watch, en refusant de se conformer aux recommandations de ces organisations et
en se limitant à de vagues promesses sur une éventuelle réforme des Carabiniers
et une amélioration des "protocoles". Ceci n'est pas un problème de
hiérarchie institutionnelle, ni de méthode. C'est un problème de fond, car il s'agit
de supprimer l'actuelle institution et d'en créer une autre, en redéfinissant
son rôle dans la société. Aujourd'hui, la répression continue avec de multiples
cas de violations systématiques de Droits de l'Homme, mais elle est maintenant
soutenue par les lois liberticides approuvées récemment pat la Chambre des
députés chilienne.
L’adoption d’une
nouvelle Constitution est absolument indispensable pour effectuer de profonds
changements et traiter d'autres questions en relation avec les Droits de l'Homme.
Mais celle-ci doit être réellement démocratique, tant dans son contenu que dans
son mécanisme de définition. Il appartiendra au peuple souverain de la mettre
en œuvre.
Carlos Lopez Fuentes /
Hector Zavala Leiva
Collectif Droits de l'Homme au Chili (France-Loi
1901)
10 décembre 2019.